2 ans auparavant, Tycho

Le vaisseau de transit s'inséra sur son orbite lunaire au cours d'une manœuvre si douce qu'il fallut que Morgan la décrive à Claire pour que celle-ci en comprenne la nature. Le vaisseau y avait rendez-vous avec une suite de modules qui un à un furent capturés, remplis de leur cargaison respective, et puis largués. Enfin, les passagers se glissèrent dans le minuscule transbordeur qui manœuvra bientôt pour rejoindre la station en orbite autour de la Lune où elles ne passèrent qu'une heure, le temps d'embarquer sur l'alunisseur, une minuscule capsule à quatre places qui partit aussitôt et les secoua un peu. Morgan expliqua à Claire que cette manœuvre était robotisée de A à Z. L'alunisseur allait se mettre sur une orbite rasante à la surface lunaire de façon à entrer dans la catapulte pour s'y faire ralentir. La manœuvre sembla à Claire requérir une précision phénoménale et comme elle s'en inquiétait auprès de Morgan celle-ci la détrompa :

— En fait, c'est juste un rendez-vous orbital, mais au lieu de s'approcher et d'accoster une station, la capsule a rendez-vous avec l'onde électromagnétique de la catapulte.

— Tu ne me rassures pas vraiment.

— On a fait de gros progrès pour les manœuvres de ce type. Au début, pour les rendez-vous en orbite terrestre, il y a presque un siècle, ils procédaient par approximations successives et ils finissaient même à la main ! Il est clair qu'avec la catapulte, il est hors de question de faire cela. Mais, aujourd'hui, on connaît les paramètres des orbites avec des précisions phénoménales, et on a des systèmes automatisés très fiables pour faire les petites corrections. Du coup, afin de réduire les coûts, pour l'injection du fret dans la catapulte en mode freinage, on a introduit une difficulté supplémentaire qui est celle de faire un rendez-vous avec un chariot, qui lui-même doit être en déplacement à la bonne vitesse et au bon endroit. Cependant, les capsules d'alunissage comme la nôtre, celles qui transportent des passagers, ont leur propre train d'atterrissage. C'est moins économique, mais du coup, le risque devient très faible. En fait, on peut presque dire qu'on ne sait pas à quel point il est petit, parce qu'il n'y a jamais eu d'accident.

— Jamais ? s'interrogea Claire.

— Non, jamais. La catapulte est extrêmement fiable, aussi bien en lancement qu'en récupération. Cela vient du fait que ses éléments et ses fonctions sont très redondants. Enfin, les capsules sont très éprouvées. Les seules pièces d'usure sont les pneumatiques et les roulements des roues. Il suffit donc de faire de la maintenance préventive avec un fort coefficient de sécurité.

— Tu es en train de me servir le laïus standard pour rassurer les passagers ?

— Oui, mais c'est la vérité. Il y a eu, et il y aura dans le futur, beaucoup plus d'accidents pour monter comme pour descendre de l'orbite terrestre que pour monter ou pour descendre de l'orbite lunaire.

— Pourquoi ?

— L'atmosphère est la principale différence, c'est elle qui rend la montée et la descente vers la Terre très dangereuse. C'est aussi elle qui rend l'utilisation d'une catapulte à la surface de la Terre quasi impossible dans la pratique. L'un dans l'autre, c'est notre chère atmosphère qui rend la Terre si peu propice au voyage dans l'espace.

— Et notre cargaison pirate, es-tu bien certaine qu'elle arrivera après nous, bien qu'elle ait été transbordée dans une capsule avant nous ?

— J'en suis tout à fait certaine, car les capsules de frets sont manœuvrées de façon très différente. Pour les passagers humains, la priorité est à la vitesse et à la sécurité, qui sont liées : le plus vite tu seras sur la Lune, le moins vulnérable aux radiations et aux météorites tu seras. En plus, tu deviendrais zinzin dans un espace aussi petit si tu devais y rester plus que quelques heures. Donc, comme tu as pu le constater, notre orbite a été modifiée par des moteurs plasmatiques, et à la suite de deux autres manœuvres, nous allons être injectés dans la catapulte pour le freinage-alunissage dans moins de deux heures. Pour le fret, c'est très différent. La priorité est au coût le plus bas possible. Les capsules de frets sont manœuvrées à l'aide d'un très long fil électrique qui transforme l'orbite en s'appuyant sur la force créée par la différence de charge entre la capsule et l'extrémité du fil dans le champ magnétique solaire. C'est très économique, mais c'est très lent. Donc la cargaison arrivera petit à petit, le temps de faire évoluer l'orbite de chaque capsule en faisant maintes révolutions autour de la Lune. La première capsule arrivera dans six jours, celle qui porte les colis qui nous intéressent arrivera cent quarante-neuf heures après nous.

— Et tous ces fils ne font jamais de nœuds ?

— Non. Ils sont enroulés sur des tambours, comme un moulinet de pêche. Ils font jusqu'à dix kilomètres ces jours-ci, mais la distance entre deux capsules est toujours bien supérieure. L'espace, c'est très, très grand.

Comme Morgan l'avait expliqué, après quelques minutes, elles entendirent une annonce que l'orbite était modifiée de sorte que leur capsule soit injectée dans la catapulte pour y être freinée.

— Je te préviens, fit Morgan, c'est très impressionnant. En fait, certaines personnes te diront qu'elles préfèrent fermer les yeux avant et pendant l'injection.

— Oh ? Pourquoi exactement ?

— Nous allons survoler le sol lunaire à vitesse orbitale et à très basse altitude. En fait, au moment d'entrer dans la catapulte, l'altitude est de quelques mètres, et la vitesse étant de plus de deux kilomètres par seconde, le paysage défile alors à une allure tout à fait infernale, si vite que tu ne peux pas voir les détails du sol, ni les anneaux de la catapulte. La décélération très forte en entrant dans la catapulte donne l'impression d'être une petite souris dans une gigantesque machine à laver. Heureusement, cela ne dure en tout que quarante-cinq secondes, et pendant ce temps nous aurons parcouru les cinquante kilomètres de la catapulte. C'est une expérience très particulière.

Durant les six jours d'attente des colis, Morgan fit visiter Tycho à Claire. La ville s'étalait dans douze cavernes que les Luniens appelaient des dômes, du fait de leur forme. Chaque dôme avait son soleil artificiel, et son écosystème. Presque tous avaient un plan d'eau. Les habitations étaient étagées verticalement sur la périphérie de la surface aérienne inférieure du dôme pour profiter de la vue et du soleil. Les couloirs d'accès aux appartements, les machines, les servitudes, étaient cachés dans la roche en périphérie. Sous la surface du fond du dôme, un dédale de rues proposait restaurants, magasins et salles de sports. Plus bas, les tunnels de communication se raccordaient dans la station du métro qui reliait entre eux les dômes. Morgan avait réservé un appartement de très haut standing qui avait une vue fantastique sur la forêt tropicale et le lagon du dôme Tycho-Cairns. Claire en fut estomaquée, elle resta clouée devant la vitre, que bientôt Morgan ouvrit sous son nez pour faire entrer l'air brûlant et humide, chargé de senteur de fleurs et de sel, et les oiseaux de la forêt semblaient vouloir couvrir de leurs cris ceux des enfants qui jouaient dans le lagon, sautaient en glapissant dans les cascades artificielles. Lorsque la nuit tomba alors qu'elles dînaient au bord du lagon et qu'une lune artificielle bleutée se leva pour se mirer dans l'eau tandis que les bruits de la forêt se muaient en coassements, Claire secoua la tête : les architectes Luniens avaient une propension extrême, mais charmante, à reproduire le meilleur de ce que l'on pouvait trouver sur Terre. Morgan lui fit aussi visiter Tycho-Ukraine et sa plaine céréalière, Tycho-Riviera et son écosystème méditerranéen, Tycho-Chamonix, son relief accidenté couvert de mélèzes, de bouleaux et d'épicéas. Chaque dôme offrait un paysage différent. Il fallait prendre le métro pour passer de l'un à l'autre, car les dômes étaient très espacés et isolés par d'énormes portes en acier. Morgan lui montra les sports en vogue que la faible pesanteur rendait possibles. On pratiquait en particulier une sorte de water-polo mâtiné de volley-ball et de squash qui se jouait en équipe de cinq dans une piscine transparente de tous côtés et coupée en deux par un filet, avec des rebonds sur les parois et le toit. Les spectateurs avaient le choix de tous les angles, le plus surprenant étant celui de la vue plongeante à travers le plafond. L'agilité conférée par la faible pesanteur rendait ce sport très spectaculaire. Par exemple, en prenant uniquement appui dans l'eau, un bon nageur pouvait sortir presque entièrement au dessus de la surface pour un smash. D'autres préféraient jouer à Icare : équipés d'une paire d'ailes en composite attachée dans leur dos, ils traversaient les dômes en volant gracieusement, utilisaient les courants ascendants pulsés par les gigantesques aérateurs. Les plus casse-cou faisaient des figures de voltige, protégés par un astucieux système d'atterrissage de secours : un incroyable sac qui se gonflait en quelques fractions de seconde afin d'amortir la chute. Sous le regard ébahi de Claire, Morgan lui fit une démonstration de ce type de vol. Elles firent aussi du vélo dans les tunnels de secours parallèles au métro, une sympathique alternative pour aller d'un dôme à l'autre en faisant un peu de sport. Mais le clou de ces vacances forcées fut pour Claire l'ascension du pylône d'observation au-dessus de la catapulte de Tycho. On y admirait le ballet stupéfiant des capsules qui semblaient minuscules avec la distance et que la catapulte alternativement lançait et recevait. En particulier, les tirs étaient impressionnants : on distinguait à peine le passage de la capsule, une fulgurance au long de l'interminable chaîne des anneaux sombres alignés dans le camaïeu de gris de la plaine lunaire, mais on percevait très bien l'accélération phénoménale de ce coup d'arbalète droit vers les étoiles. Il y avait quelque chose de magique dans ce passage miraculeux de l'immobilité du minéral à la vitesse orbitale, comme si les architectes du néolithique avaient eu une intuition prémonitoire en alignant des pierres et des constellations.